Une émission de radio sur le match du siècle eut lieu en août dernier. J'y fus invité, mais quelques difficultés pratiques firent que j'ai dû limiter ma participation à un texte, dont il fut -- partiellement -- tenu compte. Le voici en totalité.
Le match du siècle (Reykjavik 1972)
Le match Spassky-Fischer de 1972 fut certainement le championnat du monde le plus médiatisé du XXe siècle. Cela tient à ce que l'on voyait, pour la première fois, un homme seul, venu des Etats-Unis, affronter la terrible machine soviétique, détentrice du titre depuis la 2e guerre mondiale.
L'aspect politique était pourtant secondaire : ce n'était pas un match "capitalisme contre communisme" ni "nouveau monde contre vieux continent" ! Fischer était fort peu concerné par la politique (même si Kissinger lui a personnellement demandé de jouer), était de père hongrois et de mère polonaise, donc se sentait plutôt européen. Il avait aussi longtemps séjourné en Russie, y rencontrant les meilleurs joueurs. De son côté, Spassky a toujours été anti-communiste, proche plutôt de Soljénitsyne, dont il note comme lui l'absurdité du slogan français "liberté-égalité", ces deux termes étant antinomiques, ce qu'en effet un collégien moyennement doué peut comprendre. En outre, il ne souhaitait pas spécialement garder son titre, considérant l'état de champion du monde comme très inconfortable (voir citations ci-dessous). Il savait aussi que Fischer, qu'il connaissait depuis au moins 1960 et estimait profondément, était à présent le meilleur. Il était prêt à lui céder le titre, en opposant tout de même une honorable résistance. Bien sûr, gagner par forfait, comme le suggéraient les maîtres du Kremlin, lui faisait horreur.
Dans le monde entier, on suivait le match, des maîtres le commentaient en direct, ou plutôt léger différé (pas question d'internet !). Je faisais alors un tournoi en Catalogne et les analyses allaient bon train jusqu'au milieu de la nuit, au point d'en oublier notre propre tournoi.
1ère partie : le 29e coup, où Fischer capture un pion avec un Fou, dont on devine qu'il ne ressortira pas de ce guêpier, a traumatisé la terre entière.
Certains ont prétendu que Bobby n'avait pas calculé assez loin ! Sottise. Il savait parfaitement que ce coup ne lui donnait aucune chance de gain, uniquement des... chances de perdre, quoiqu'il ne soit pas perdant en lui-même. Il voulait simplement que la partie continue, alors qu'elle semblait s'acheminer vers une nulle insipide. Par cette initiative, il redonnait vie à la partie. N'a-t-il pas souvent répété, non pas que "les Echecs, c'est comme la vie", mais plus exactement : "les Echecs, c'est la vie" ?
C'est ainsi que cette partie devint une des plus analysées de l'histoire des Echecs. Les meilleurs joueurs du monde s'y sont cassé les dents. On crut que la faute décisive était au 37e, au 40e... mais il semble que la seule vraie faute soit au 39e (39...f5?). Près de 50 ans plus tard, les moteurs d'analyse balbutient encore, car leur effet d'horizon ne leur permet pas de déceler une forteresse survenant longtemps après (Pa5 & b6 et un Fou de cases noires contre Pa6 & b7, nulle, alors que c'est gagné avec le pion a5 en a4 *). Les deux joueurs, mais surtout Bobby, ont créé un chef-d'oeuvre artistique, savouré pendant des décennies par tous les passionnés de finales.
2e partie : gain par forfait de Spassky. On a répété que les exigences de Fischer, concernant notamment la présence des caméras, avaient pour but de "déstabiliser" (terme à la mode) son adversaire. Non-sens ! Sa propre "stabilité" était vacillante, compte tenu du terrible défi qu'il s'était imposé. Mais jamais dans sa vie, il n'a cherché à troubler la concentration d'un adversaire. "Je ne crois pas en la psychologie, je crois aux bons coups", disait-il.
3e partie : jouée dans une salle attenante, sans caméras, à la demande de Bobby. La première défaite de Spassky contre un adversaire qu'il avait battu en 1960, 1966 et 1970 avec les Blancs, et annulé deux fois avec les Noirs. On lui a reproché de s'être plié aux exigences de Bobby. Certes, il a ainsi sauvé le match, gros malins !
Beaucoup de sottises au sujet du 11e coup (11...Ch5!). On nous dit que ce coup est surprenant car un Cavalier est mal placé à la bande de l'échiquier. Un enfant de 5 ans comprend qu'il n'a ainsi que 4 cases disponibles, au lieu de 8 s'il est situé au centre. Mais s'il est à la bande, c'est pour se recentrer peu après. Et qu'on m'explique comment un Cavalier en f6 peut se rendre en f4 autrement, quand d5 est indisponible. Un des principaux systèmes d'ouverture, inventé au début du XXe siècle par Tchigorine, place le Cavalier symétriquement en a5. Des milliers de joueurs n'ont cessé de le jouer, prouvant sa parfaite validité.
On nous dit ensuite que ce Cavalier peut être pris par un Fou, conduisant à une détérioration de la chaîne de pions noirs. Certes, mais ce Fou a aussi une valeur, dont il est désagréable de se priver. Le pire est tout de même d'entendre présenter cette idée comme une provocante nouveauté, alors que ce stratagème date des années 1950, pratiqué par Boleslavsky qui fut alors le 3e joueur du monde. Et Fischer, qui lisait tout, même les revues du XIXe siècle, était évidemment au courant. Il n'a en l'occurrence rien inventé. Son génie est suffisant, sans qu'il soit besoin d'en rajouter.
5e partie : après une belle réaction de Boris dans la 4e, où toute la science défensive de Bobby fut nécessaire, une faible prestation terminée au 27e coup par une horrible gaffe.
6e partie : surprise dans l'ouverture, Bobby délaissant l'habituel pion-Roi pour le pion du Fou de la Dame. Ce n'était pourtant pas, comme on l'a dit, la "première fois" qu'il le jouait (voir à Palma 1970 contre Polougaievsky). Une partie modèle où tout semble couler de source : les Echecs semblent subitement faciles ! A la fin de la partie, Boris applaudira son adversaire. Imaginez un instant Kasparov applaudissant Karpov... Vous m'avez compris.
8e partie : nouvel étau, avec également le pion du Fou de la Dame, mais les Noirs répondent de façon symétrique.
10e partie : retour au pion du Roi pour une nouvelle torture. Cela fait, si l'on excepte 3 nulles, 5 victoires de suite pour Bobby. La seconde moitié du match sera plus équilibrée.
11e partie : réaction de Boris, qui sera sa 2e et... dernière victoire. Variante du "pion empoisonné" (...Db6xb2) favorite de Bobby, qu'il avait jouée dans la 7e. Une ouverture très dangereuse, destinée à apporter un point entier en évitant tout aplanissement. Mais généralement utilisée contre des adversaires nettement moins forts. Cette fois-ci, il tombe sur un os.
13e partie : nouvelle surprise par l'adoption de la "défense Alekhine", arme connue pour gagner, là aussi, contre des joueurs moins prestigieux, car évitant les simplifications. Mais un oiseau rare en championnat du monde. Il s'ensuivra une longue partie, avec une incroyable finale où Bobby joue pour le gain alors que sa Tour est enfermée, de sorte qu'il a 5 pions (dont 3 liés) contre, en somme, Tour et Fou ! Il faudra une gaffe au 69e coup pour que les Noirs l'emportent. Signalons que l'on pouvait se sauver, non seulement par 69 Tc3+ comme tous l'ont répété, mais aussi par 69 Tf1 (**).
17e partie : comme pour la 13e, un oiseau rare, la défense Pirc (prononcer "pirtss"). Les Blancs prendront l'avantage, mais il s'ensuivra une finale avec Tour contre Cavalier et pion (l'avantage de la "qualité", dit-on) où Boris ne saura transpercer la défense noire.
21e partie : un début sans ambition, une finale noire avantageuse, un coup "sous enveloppe" erroné qui accélère la défaite. Boris est fatigué et impatient de féliciter le nouveau héros.
* Voir "Les finales" tome 2, édition 1998, page 132.
** Voir "Les finales" tome 1, édition 1998, page 341.
"Dans mon pays, à ce moment-là, être champion d'échecs signifiait être un roi. Mais quand vous êtes roi, vous sentez que vous avez beaucoup de responsabilités, et il n'y a personne pour vous aider" (B. Spassky).
"Lorsque j'ai gagné le titre, j'ai été confronté au monde réel. Les gens ne se comportent plus naturellement : l'hypocrisie est partout" (B. Spassky).
"Je donne 98% de mon énergie mentale aux échecs. Les autres n’en donnent que 2%" (R. Fischer).
"Est-il vrai, Lajos, que vous travaillez les échecs huit heures par jour ? -- Pourquoi cette question ? Les gens disent que vous-même travaillez huit heures par jour. -- Mais ils pensent que je suis fou" (conversation entre Fischer et Portisch).
"Le retour de Fischer est un mythe, cela fait un bon suspense pour ceux qui ne connaissent rien aux échecs. Fischer est du passé. Il a cessé car il ne voulait jamais plus jouer. Parler sans fin de son retour est simplement un rêve de jour" (G. Kasparov en 1987, comme toujours bien inspiré -- nous savons que nos deux héros ont joué un match-revanche en 1992).
"Fischer était un individu et moi aussi. Aujourd'hui, les joueurs ont des entraîneurs, des médecins, des cuisiniers, des psychologues et des parapsychologues. Le championnat est devenu un combat entre deux grandes fermes collectives" (B. Spassky).
"Un jour, vous donnez une leçon à votre adversaire et le lendemain, c’est lui qui vous en donne une" (R. Fischer).
"Ecole soviétique d'échecs : un non-sens, bien sûr... Je crois qu'existent des écoles nationales d'échecs, mais non des écoles idéologiques d'échecs. Il y a plutôt une mentalité juive, une mentalité russe, une mentalité allemande, etc. [...] La presse aime bien certains stéréotypes. Par exemple, le slogan de la révolution française était "liberté, égalité et fraternité". Pourtant ces idées sont parfaitement contradictoires : s'il y a "liberté", il n'y aura pas "égalité". Mais c'est le genre de stéréotypes que les gens aiment, il y aura donc une école soviétique d'échecs et une école fasciste d'échecs !" (B. Spassky).
"Fischer n'est ni diplomate ni complaisant. A raison ou à tort, il a gardé ses convictions et principes intacts pendant trente ans. Kasparov a du mal à ne pas contredire ce qu'il disait mardi dernier" (E. Winter).
"Fischer était un gentleman, jamais un joueur d'échecs n'eut d'objections à sa conduite. Seulement des organisateurs ! J'ai fait de mon mieux pour lui donner la meilleure publicité dans le monde, en disant et répétant qu'il est et reste le meilleur joueur" (V. Kortchnoï).
"Fischer ne permet jamais à ses pièces de se gêner mutuellement. Il recherche toujours, et au besoin crée, pour elles des espaces vides" (M. Euwe).
"J'ai une femme et des enfants. Qui les nourrira si je meurs prématurément ?" (G. Barcza déclinant l'offre de Fischer d'analyser leur partie de... 97 coups à Zurich 1959).
Commentaires
1 Alain Le 12/04/2022